La vipère du rail
Dans le petit matin un coup de sifflet s'élève par delà la brume.
-Ha! S'exclame Jean, le garde-barrière, en consultant sa montre, le 10212 est presque à l'heure aujourd'hui, malgré le brouillard 12 minutes de retard c'est pas si mal.
A l'heure où les toiles d'araignées, tissées durant la nuit, se couvrent de perles de rosée, Jean poursuit son monologue:
-Avec un peu de chance et si le temps se lève, la "gueule noire" aura tôt fait de rattraper son retard.
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Faut dire aussi que Bertrand, le mécanicien, que tous surnomment "Tantan", connaît bien son affaire et cette portion de voie plus que d'autres, pour la bonne raison qu'il a passé son enfance à courir après les premiers convois. Aujourd'hui c'est après son train que courent, un instant, les gamins.
Si Tantan connaît le secteur il n'en reste pas moins prudent. Il sait que de lui dépend la sécurité de ses passagers. Il se considère, à juste titre d'ailleurs, un peu comme le commandant d'un navire: seul maître à bord, après dieu.
A l'approche du passage à niveau trois coups de sifflet très brefs signalent son arrivée imminente.
Jean, le garde barrière, scrute la nappe de brouillard qui mange tout le paysage, il guette l'instant où le monstre, crachant et soufflant,
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va surgir.
-Maintenant, commente Jean, le voilà!
En effet, comme par magie, le train apparaît un instant avant de s'enfoncer à nouveau dans ce paysage sans décors. Jean, comme à son habitude, lance un salut amical et réconfortant au mécanicien. Mais aujourd'hui, en apercevant Tantan son salut est plus spontané, plus chaleureux.
-Salut vieux bandit, hurle Jean au passage de la loco.
Deux coups de sifflet répondent à son salut.
Au fil des kilomètres la brume, se dissipant, ne laisse plus que, ça et là, quelques blancs lambeaux accrochés à la cime des arbres. C'est dans ce décor fantomatique que le convoi fonce à travers la campagne encore endormie, déroulant sur son passage son majestueux panache cotonneux. A son bord, silencieux, Léon, son "cuistot", dit
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noiraud, s'affaire au "fourneau". Faut dire que Noiraud n'a pas son pareil pour se couvrir de graisse et de suie en un temps record. Sa tâche bien que harassante et monotone est simple: il doit veiller à ne pas laisser tomber la pression de la chaudière. C'est pour cela que bûche après bûche, inlassablement, il charge et recharge son fourneau d'où s'échappe de temps à autre, comme une langue gourmande, de longues flammes.
Soudain Noiraud pousse un cri de douleur. La bûche qu'il tient entre ses mains retombe à ses pieds, il vient d'être mordu par un serpent. D'instinct Noiraud tente de l'écraser sous le talon de sa chaussure cloutée mais le reptile, plus rapide, disparaît dans le tender, sous les bûches. Noiraud, qui a reconnu le serpent, sait que sa vie est menacée.
Pétrifié il reste là, le regard fixé sur son poignet où perlent deux minuscules gouttes de
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sang.
Maintenant dans la chaudière la pression commence à baisser. Tantan, qui n'a pas besoin de regarder le "mano" pour s'en rendre compte, hurle sans quitter la voie des yeux:
-Alors mon gars tu roupilles! Y a ton feu qui baisse!
Sans réponse de son "cuistot" Tantan tourne la tête dans sa direction. Le noiraud est toujours là, immobile, à fixer son poignet.
-Ben alors camarade, qu'est-ce qu'il t'arrive? Insiste Tantan.
Tiré de la torpeur qui le gagne Noiraud se tourne vers la "gueule noire". Sous son teint de suie la peur se lit sur son visage.
-J'ai, j'ai, je viens d'être mordu par un serpent, une vipère je crois. Parvient à balbutier Noiraud.
-Non de dieu! S'écria Tantan. Montres moi ta main.
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Sans hésiter Tantan entreprend de sucer la morsure, mais hélas c'est en pure perte. Le venin circule déjà dans le corps du pauvre Noiraud.
-Noiraud! tu m'entends? Restes assis et gardes les yeux ouverts, ça va s'arranger.
Avec mille précautions Tantan rapproche autant de bûches qu'il le peut et recharge la gueule affamée. Comme un forcené il gave l'insatiable monstre d'acier. De temps à autre il risque un coup d'oeil aux instruments de bord et sur la voie.
Tantan pousse sa machine tant qu'il le peut, la gavant sans cesse.
-T'en fais pas mon gars, dans une heure tu seras tiré d'affaire.
Malgré ces belles paroles les deux hommes savent bien qu'elles ne sont que mensonges et que pour atteindre la prochaine gare, à la prodigieuse
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vitesse de soixante kilomètres à l'heure il faudra au moins deux bonnes heures, et pour Noiraud, il sera alors trop tard. Tantan, ne pouvant se résigner à voir partir son "cuistot" au royaume de l'éternelle vapeur, pousse les manettes au maximum et gave encore le goinfre. Il le gave tant et si bien que rapidement la pression augmente de façon plus qu'excessive.
Toujours lucide Noiraud lève le bras, tendant la main vers le manomètre dont l'aiguille ne va pas tarder à flirter avec la zone rouge du cadran.
-Laisses mon gars, lance Tantan, ça passe ou ça casse. Je ne te laisserais pas partir tout seul. Tous unis mon gars, dans la joie comme dans la peine.
Le convoi file maintenant comme le vent couchant sur son passage les bosquets qui bordent la voie.
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Comme poussée par une main invisible la locomotive entraîne maintenant le convoi à la fantastique vitesse de quatre vingt dix km/h.
-Tantan, gémis Noiraud, laisses tomber. je n'en vaut pas la peine.
-Tais toi et regardes donc la voie, surtout restes calme.
-Tantan, repris Noiraud un peu plus tard, le pont!
-Quoi le pont? Qu'est-ce qu'il a le pont?
Tantan sait très bien ce que veut dire son cuistot. Qu'importe si la vitesse doit être réduite, tant pis s'il y a des risques. Après tout, la vie n'est-elle pas une succession de risques, alors un de plus un de moins, quelle importance. Le pont était là et il devrait tenir, coûte que coûte.
C'est à plus de cent dix km/h que le convoi aborda le pont métallique. Comme par défi Tantan
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gave, gave et gave encore l'ogre de métal. Le pont gémit au passage du convoi. Il semble gémir et râler de plus belle sous les roues d'acier. Il râle mais tient bon.
Au passage du panneau 96 Tantan pousse un soupir de satisfaction. Le pont n'est plus qu'un lointain souvenir.
-C'est dans la poche mon Noiraud! La bécane tient le coup. Elle en redemande, regardes là mon vieux, vois comme elle souffle.
Cependant, si le bois, dans le tender, fond comme neige au soleil, ce n'est désormais plus un problème majeur car il y a plus grave. Le danger se cache là, tout près, sous les dernières bûches. Le dangereux reptile peut encore frapper.
Si dans le coeur de Tantan l'espoir grandit, le Noiraud sent le venin, qui envahit son corps, le dominer.
Alors qu'au loin se dressent enfin les premières maisons de la ville, Noiraud se sent glisser de
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plus en plus vers le vide sans fond. Pour lui la partie n'est pas encore gagnée.
Pour ne pas le laisser s'assoupir, Tantan lui attache la main au triangle de commande du sifflet de la loco. Ainsi, chaque fois que Noiraud se laisse aller, la loco le ramène à la réalité.
Quand une heure plus tard, Tantan rabaisse les manettes, le convoi commence à ralentir et, lorsqu'il arrive avec une incroyable avance sur l'horaire, le chef de gare qui l'accueille n'a pas pour intention de le féliciter. Des remontrances Tantan n'en a que faire car il sait désormais que son cuistot va être tiré d'affaire.
Cependant, pour Tantan, il reste encore un dernier combat à livrer. Dans son tender se cache un ennemi froid et cruel: la vipère.
Animé d'un esprit de vengeance sans pareil, armé d'un long crochet de métal, il déplace les bûches une à une. Une demi heure plus tard il l'aperçoit
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enfin, acculée contre la paroi, lovée sur elle même, prête à bondir. Tantan lève son crochet pour frapper lorsque le chef de gare retint son geste:
-Arrêtes Tantan! Laisses la. Je reviens de l'hôpital, le Noiraud est sauvé. Il veut qu'on lui mette le serpent de coté.
-Dans ce cas, débarrasses-moi vite de cette saloperie avant que je ne la transforme en hachis!
Ce soir là, la tête toute encore emplie de paysages enfumés, Tantan, heureux de savoir son cuistot tiré de ce mauvais pas, goûta le bien être d'un sommeil réparateur plus que mérité.
Ce que Tantan ne savait pas c'est que moins d'un siècle plus tard, alors que lui, en risquant la vie de ses passagers et la sienne, avait franchi un pont à la vitesse de 110 km/h, qu'un 18 Mai de
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l'année 1990, une rame, lancée à très grande vitesse, franchirait le même site à 515,3 km/h et.........l'aventure ne faisait que commencer.
Fin
Commentaires
Très belle histoire , c' est intéressant et ça me botte , elle est pas idiote , bien monté et bien pensé!!
ps : j'ai un tour à bois , aussi moi!!! ah ah ah!!!
A bientôt! Robin de ST PAUL
elle court elle court ....au fait après quoi courre-t-on??? je me demande!!!bonne journée